Le bord du monde
Por María Victoria Portelles.
Mémoire de master 1 Création numérique, Université Toulouse Jean Jaurès (fragmento) / 06.2013
I. Monde réel & monde construit : l'expérience subjective
Ma principale préoccupation concerne l’exploration subjective de l’espace géographique comme forme de connaissance du monde. Voilà la raison de mon intérêt pour l’acte cartographique. Mais à la différence de la cartographie traditionnelle, où l’expérience émotionnelle de l’espace géographique est mise de côté, dans la cartographie subjective le sujet n’est pas minimisé, il devient au contraire le plus important. Cartographier ici se définit ainsi comme faire l’expérience d’un territoire, le parcourir, l’habiter. Cette action du sujet-explorateur, qui est aussi bien une occupation physique que mentale, serait ce qui donne forme à un monde, à son monde.
Ceci se présente comme une façon autre de connaître le monde, différente de celle du paradigme scientifique, qui prit force notamment au XIXe siècle et qui commença à être contestée au XXe siècle seulement, sauf quelques rares cas comme celui de Giambattista Vico (1668-1744)1. Il était convaincu que la vérité ne se trouve pas dans un monde hors le sujet, mais réside dans la manière dont nous exerçons l’acte même de connaître : « verum ipsum factum » (« le vrai est le faire même »)2.
Le paradigme rationnel de la science moderne s’est installé comme le modèle hégémonique pour la connaissance du monde et, malgré les révisions auxquelles il a été soumis, reste bien intronisé dans une partie importante de la communauté scientifique contemporaine et dans les idées reçues.
D’après ce modèle rationaliste, la connaissance serait acquise à travers l’observation et l’expérimentation. Tout ce qui s’éloigne du champ observationnel serait exclu parce que métaphysique. L’observation, pour qu’elle soit valable, doit répondre à des prérequis d’objectivité qui assurent la neutralité la plus stricte de ce qui a été observé. Suivre de telles directives permettrait la formulation des lois qui dirigent l’univers.
C’est grosso modo ce que l’on a appelé la méthode scientifique, devenue de cette sorte la méthode par antonomase, la seule acceptable. Ses prescriptions reposent sur trois suppositions axiomatiques de l’activité scientifique : 1. il existe un monde réel et indépendant du sujet, 2. le monde n’est pas chaotique, mais gouverné par un ordre de choses qu’il est possible de décrypter, 3. il existe une continuité historique causale entre tous les phénomènes de l’univers matériel.
Si parmi les principes de la méthode scientifique ressort le présupposé selon lequel le monde peut effectivement être connu (ce qui est encore méconnu ne le sera plus dans le futur grâce aux avancées scientifiques), car il s’agit d’un monde unique et stable, pour la cartographie subjective, au contraire, le monde serait fragmenté, explosé par un nombre indéterminé de sujets. À ce stade surgit la question de s’il est possible ou non de connaître le monde. Ma réflexion se dirige de plus en plus vers l’idée de l’impossibilité de connaître ce monde figé, unitaire, puisque l’ensemble de sujets impliqués dans sa fragmentation le convertit en des mondes parallèles, voire de mondes dans d’autres, superposés.
La réalité du monde serait une construction que chaque sujet fait de son espace de vie, plutôt qu’un reflet d’une réalité extérieure à la pensée. Adopter un point de vue constructiviste signifie en plus que les exceptions et les particularités ont priorité sur les généralisations ; à la différence de la science au sens traditionnel, qui fait du caractère général de ses lois une exigence d’universalité.
Le monde exploré par la cartographie subjective, monde individuel et multiple en même temps à cause de la pluralité de sujets, ne pourrait être en aucun cas le monde ordonné et simple de la science traditionnelle. C’est un monde complexe, plus ou moins chaotique (en fonction de nos paramètres pour mesurer le désordre). Dans ce monde le hasard et le probable, l’absurde, perturbent le calme de cet autre monde où à toute question correspond une réponse correcte. Cela ne veut pas dire qu’il y règne l’incertitude, seulement qu’il n’y a pas une Vérité à découvrir, mais plusieurs : la vérité de chacun.
Finalement, pour la cartographie subjective l’essentiel n’est pas d’expliquer le monde, mais le processus de relation du sujet avec le territoire. Étant donné que toute relation suppose une forme de connaissance, l’ « objet d’étude » de la cartographie subjective sera également, en quelque sorte, la manière dont on connaît le monde. Ce comment fondamental dans la cartographie subjective se vérifie à travers ce que j’appelle les expériences d’extériorité, c’est-à-dire à travers notre vécu dans l’espace extérieur.
L’extériorité trouve pour moi son contraire dans l’espace de la maison, qui serait le dedans par antonomase. La relation expérientielle avec l’espace extérieur met l’accent sur l’aspect émotionnellement actif de la rencontre avec le monde, sur une joie ineffable qui serait ressentie dans les espaces ouverts. Le concept d’expérience d’extériorité allie à lui seul deux dimensions qui seraient considérées, de manière conventionnelle, comme séparées l’une de l’autre. D’un côté, le monde perçu, extérieur ; de l’autre, le sujet qui perçoit, qui a une expérience subjective.
Bien que j’aie insisté tout le temps sur le caractère individuel, exceptionnel, de la connaissance qui intéresse à la cartographie subjective, je n’ignore pas pour autant qu’il y ait des éléments qui sont partagés, c’est-à-dire des éléments qui font de la connaissance un processus culturel. Comme l’affirme très bien Humberto Maturana, « (…) toute la vie humaine se produit comme vie au sein de relations humaines qui sont traversées par une création continuelle de mondes, qu’il s’agisse de la science, de la technique, de la philosophie, de l’art, ou de la simple coexistence quotidienne »3.
Reconnaître que toute connaissance est individuelle et collective à la fois, c’est tenir compte de la propre nature humaine et sociale du sujet. La cartographie subjective n’est pas étrangère à cette spécificité. Cet aspect culturel de la connaissance se constitue comme le fond contre lequel se découpe la relation subjective-individuelle du sujet avec ce qui l’entoure.
La cartographie subjective s’approprie l’outillage conceptuel de la cartographie traditionnelle, mais en cherchant à bouleverser son usage. De ce fait, elle adapte la discipline scientifique à la production artistique, au domaine du symbolique. En même temps que se produit une relation expérientielle, une relation symbolique avec l’espace est activée, puisque la construction du monde est en soi même un acte symbolique.
Les termes allusifs à la cartographie, la topographie et à la géographie en général sont souvent utilisés. Dans la cartographie subjective les idées relatives au monde se présentent sous forme de levés. Chaque levé fera référence à une zone (ou question) donnée de l’extériorité qui est problématisée selon les relations expérientielles de l’explorateur. Il s’agit de levés qui seront aussi bien expérientiels et subjectifs que symboliques. Celles-ci sont trois notions clés pour moi.
Dans Le bord du monde je soulève deux questions sur l’extériorité en cause : l’une c’est l’expérience du fragment ; l’autre, l’expérience de la frontière. Ce constat m’a menée à associer ce projet à deux levés différents en même temps (ce qui n’est pas généralement le cas) : Levé N° 38 (sur l’expérience du fragment) et Levé N° 40 (sur l’expérience de la frontière).
Or, je dois préciser que Le bord du monde ne touche à pas ces questions dans toute son étendue, mais seulement dans les implications d’une relation subjective particulière. L’encyclopédisme n’est pas le but de la cartographie subjective ! Est-ce que toutes les expériences d’extériorité peuvent être éprouvées par une vie humaine ? Chaque levé est susceptible, nonobstant, de s’enrichir par l’ajout de nouveaux projets qui exploreraient des aspects divers de la question traitée. Les pages qui suivent seront une réflexion sur le fragment et la frontière (le bord) dans le contexte spécifique de l’espace du jardin et de l’île, ce qui veut dire dans l’individualité d’une expérience.
[...]
IV. Le jardinet privé comme métaphore de la subjectivité
(…) les jardins ne sont pas innocents : ce sont nos paysages intérieurs qui toujours s’y inscrivent (…)
– Michel Le Bris, Le paradis perdu 58
La singularité de chaque maison trouverait son équivalent dans la singularité de chaque jardin de maison. Il fait partie de la maison en définitive. On sait pourtant que le jardin est un espace paradoxal où l’on reste dedans tout en sortant, où l’on est dehors sans même être sorti. Mais bien qu’ayant ce statut ambigu, nous ne pourrions nier son appartenance plus marquée à un espace d’intimité qui est étroitement lié au foyer. Le jardin fait corps avec sa maison ; il est façonné à son image, ou pour être plus précis, à l’image de ceux qui l’habitent, qui sont souvent ceux qui ont planté le jardin et qui s’en occupent.
Ces différences ressenties quand on passe d’un jardin à l’autre pourraient nous faire penser à l’existence d’une connexion métaphorique entre petit jardin privé et sujet. Comme l’a affirmé Anne Cauquelin, il existe une telle continuité entre le jardinier et son jardin, qu’il est possible d’entrevoir l’individu à travers sa création59. Ceci est valable pour le jardin privé si l’on tient compte qu’il s’agit d’un jardin qui a été créé pour une personne (ou pour le groupe familial) en particulier, tout comme l’ambiant de la maison lui-même :
Le jardin ne tombe pas du ciel, sans attache, il est fait pour et par quelqu’un. Il appartient à la maison ou la maison lui appartient, c’est selon. J’aurais tendance à dire : « telle maison, tel jardin »60.
Bien évidemment, on retrouvera des invariantes, issues, peut-être, de cette culture populaire qui rôde dans la plupart des jardins ordinaires61. Le petit jardin de maison se consolida avec l’essor du style pavillonnaire. Le retrait de la façade qui suppose le jardin situé devant la maison, apparut pour la première fois en Angleterre avec la cité-jardin Letchworth (1904) conçue par l’urbaniste anglais Raymond Unwin62 (1863-1940).
Depuis, le jardinet privé a écrit sa petite histoire et donné forme à sa singularité par-dessus le modèle qui lui fit voir le jour.
… si tout jardin se conforme à un modèle, aucun ne s’y réduit tout à fait (…) aucun jardin ne ressemble vraiment à un autre. […] ces variantes à peine perceptibles peuvent être reprises et amplifiées par les voisins ou le cousin (…) ces micro-changements sont cumulatifs (…) ils finissent parfois, propagés d’un jardin à un autre, par fabriquer un modèle inédit …63
Mais laissons de côté ces considérations sociologiques, qui sont, tout bien considéré, celles qui nous intéressent le moins pour le présent travail, et restons sur la notion d’intime qui se dégage des espaces liés à la maison, tel que le petit jardin. L’intimité dont la maison est l’espace privilégié s’approprie l’enceinte du jardin. Dans le jardin on est bien, comme le dit Bachelard de la maison, dans notre coin du monde64. Rassurés dans ce royaume de paix que protègent les clôtures, nous trouvons le cadre pour que nos rêveries d’immensité cristallisent.
Si l’on peut « lire » une maison, une chambre –elles fonctionnent comme des diagrammes pour analyser psychologiquement l’univers de l’intime65–, on pourrait lire également les jardins des maisons. On peut apprécier les jardins dans toutes les différences qui l’individualisent d’un sujet à l’autre. Mais aussi, je dirais qu’on peut les « écrire » ; notre jardin à nous, nous l’ « écrivons », nous le créons, nous lui donnons forme grâce à notre subjectivité.
Vu ainsi, le jardin déborde les limites de ses clôtures. Notre portion intime de monde s’étend lorsque nous construisons, lorsque nous y imaginons des mondes. Le jardin comme immensité est comparable à notre espace subjectif : le monde, ou les mondes qui émergent à l’intérieur du jardin, se construisent à l’intérieur du sujet. La correspondance entre le jardinet privé et l’individualité du sujet parlerait sur cette idée que le sujet contient en soi, de par sa faculté créatrice, des mondes multiples.
Dans le langage de Nelson Goodman ces mondes multiples sont compris comme des versions. On remarque que de la même façon qu’il existe des versions multiples pour la forme jardin (en fonction des sujets), il existe des façons multiples d’interagir avec l’environnement, ce qui produit des significations également multiples. Le jardin en tant que diversité, dans le sens de style, et en tant qu’extension illimitée, de par les mondes qu’on peut y fabriquer, est l’incarnation métaphorique de notre façon d’appréhender le monde, de l’expérimenter.
Chacun à son jardin à soi : sa version. Le jardin de la maison est un espace intérieur fixé sur un territoire ; notre jardin subjectif est, au contraire, un univers portatif, puisqu’il est en nous. Ainsi, quand nous partons, nous partons irrémédiablement avec. Le monde nous pénètre en même temps que nous nous y aventurons. L’immensité peut être aussi la condition de l’homme en mouvement.
Si les mondes crées sont multiples, alors qui y a-t-il de ces mondes, ou du moins un, à partir desquels les diverses versions sont faites ? Ce monde extérieur à nous, neutre, indépendant de toute version, à quoi ressemblerait-il ?66 Lorsque nous cherchons à le définir, nous sommes déjà en train de le construire : la perception, la conception, l’interaction, ce sont des activités de l’intellect (« l’oeil innocent est aveugle » !67) ; elles créent du sens, faute de quoi le monde, réel ou fictif, demeure inexistant. De cette façon, en nous servant d’images, de sons, de mots, de nombres et de toute sorte de symboles68, mais aussi d’émotions, de souvenirs et de nos histoires de vie, notre vision particulière prend forme.
Que le monde soit construit au moyen de versions semble parfaitement plausible à Goodman ; le problème de confirmer l’existence des mondes réels, ou seulement un, reste pour lui moins essentiel69. La réduction de toutes les versions à une seule équivaudrait au sacrifice de toutes les autres et puis, « les nombreuses versions différentes du monde sont d’intérêt et d’importance indépendants, et ne requièrent ni ne présupposent d’être réduites à un unique fondement »70. Nous n’habitons pas un monde, mais plutôt des manières de les faire.
Ce que nous appelons communément le « monde réel » est surtout le fruit de la commodité d’un usage répandu et d’un accord généralisé ; « (…) la réalité dans le monde, comme le réalisme dans une peinture, est en grande partie affaire d’habitude »71. Mais cela ne veut dire aucunement que ce monde soit extérieur à nous et séparé de ce que nous pensons sur lui. Nos conceptions et notre personnalité, les événements qui nous font devenir qui nous sommes, les significations que nous leur attribuons, nos référents culturels et familiaux, et même nos rêveries, si fictionnelles soient-elles, bref nos expériences, construisent les mondes multiples de notre vie réelle, et non pas simplement possible. Ainsi, tel un petit jardin pluriel, nous cultivons nos mondes.
- 1. Ernst von Glasersfeld le considère comme le premier vrai constructiviste. E. von Glasersfeld, Introduction à un constructivisme radical. In : Paul Watzlawik (dir.), L’invention de la réalité : comment savons-nous ce que nous croyons savoir ? Contributions au constructivisme, Paris, Seuil, 1999, p. 19.
- 2. Article Giambattista Vico. In : Wikipédia en Français (auteurs) [en ligne]. Contenu soumis à la licence CC-BY-SA 3.0. Modifié le 12/03/2013. Disponibles sur : http://fr.wikipedia.org/wiki/Giambattista_Vico (consulté le 12/05/2013). J’ai préféré cette traduction de Wikipédia à celle-ci : « le vrai est le même que le fait », qui apparaît dans Ernst von Glasersfeld, op.cit., p. 30, même si on peut lire ensuite que « factum, fait, vient de facere, faire ». La traduction « le vrai est le faire même » met l’accent sur l’action par l’utilisation de l’infinitif, ce qui n’arrive pas avec « fait », qui soulignerait surtout un résultat extérieur au sujet.
- 3. « (…) todo el vivir humano ocurre como vivir humano en las relaciones humanas en la continua creación de mundos, ya sea la ciencia, la técnica, la filosofía, el arte, o el simple convivir. » [Toutes les traductions, sauf mention, sont de l’auteur] Humberto Maturana, La objetividad, un argumento para obligar, Santiago de Chile, Dolmen, 1997, p. 11.
- 58. Michel Le Bris, Le paradis perdu, Paris, B. Grasset, 1981, p. 249.
- 59. Anne Cauquelin, Petit traité du jardin ordinaire, Paris, Payot et Rivages, 2005, p. 49.
- 60. Ibid., p. 49-50.
- 61. « L’histoire des jardins, quand elle n’est plus celle des “beaux jardins” mais celle des jardins ordinaires, s’inscrit nécessairement dans l’histoire du mode de vie populaire […] » Françoise Dubost, Les jardins ordinaires, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 156.
- 62. Françoise Dubost, Les Français el leurs jardins, conférence à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine (07/04/2011), Paris [en ligne]. Disponible sur : http://www.dailymotion.com/video/xmj8c0_18-les-francais-et-leurs-jardins_creation#.UUw0PBxhV8F (consulté le 22/03/2013)
- 63. Françoise Dubost, Les jardins ordinaires, p. 158.
- 64. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, p. 24.
- 65. Ibid., p. 51.
- 66. Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, Paris, Gallimard, 2006, p. 138.
- 67. Nelson Goodman, Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles, Paris, Hachette, 2005, p. 37.
- 68. Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, p. 135.
- 69. « (…) l’essence n’est pas essentielle, et l’important n’est pas ce qui importe. Nous ferions mieux de nous concentrer sur les versions que sur les mondes. », Ibid., p. 138.
- 70. Ibid., p. 19-20.
- 71. Ibid., p. 40.
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