Le monde entre deux rivages
Por María Victoria Portelles.
Mémoire de master 2 Création numérique, Université Toulouse Jean Jaurès (fragmento) / 06.2014
I. Les notions d’espace et de lieu au centre d’une géographie vitale
L’espace n’est ni isotrope ni neutre, il est un champ de valeurs, transposition de l’imaginaire dans le réel plus que du réel dans l’imaginaire.
– Abraham Moles, Psychosociologie de l’espace*
un jardin localisé : le point zéro de l’expérience
« Je sors de chez moi », ce sont les premiers mots qui me viennent à l’esprit pour commencer. Je sors. Mais avant de sortir vraiment de chez moi, je traverse le jardin, je traverse un espace qui devient une passerelle vers le monde extérieur. L’allée centrale contribue à me fixer sur cette idée. Je vais d’un point, la maison, vers un autre, la rue, la ville, le monde au-delà de la clôture. Pourtant, bien que dans ce souvenir je sois en train de sortir de chez moi et que le jardin se présente comme un espace de passage, il est aussi un lieu précis de ma géographie vitale (ou du moins il l’est dans ma mémoire, car je n’y habite plus de manière continue depuis quelques années). Peut-être pour cela même est-il devenu un symbole de ma relation avec le monde, et de la relation subjective en général.
Les concepts d’espace et de lieu sont souvent mélangés dans l’usage courant. Il nous est difficile de faire une nette distinction entre les deux termes, bien qu’ils soient omniprésents dans notre cadre de vie : on est toujours dans l’espace, on s’y déplace, on vit dans un lieu. Il s’agit de deux notions voisines dont l’interdépendance nous paraît très claire dans notre condition d’ « usagers de l’espace »1, comme aurait dit Georges Perec. On pourrait distinguer cependant deux manières principales d’envisager le concept d’espace par rapport à la géographie, l’une dans son aspect géométrique – que ce soit considéré dans une, deux ou trois dimensions – et l’autre dans un aspect que l’on pourrait appeler psychologique et anthropologique. Concentrons- nous d’abord sur les aspects géométriques de l’espace, laissant ses autres qualités pour les prochains sous-chapitres.
Dans la conception géométrique de l’espace, celui-ci est défini en termes de distances comprises entre les différents objets ou lieux ; une signification qui demeure voisine de celle de surface. On est dans un procédé d’abstraction du réel qui nous fait plonger aussitôt dans l’univers des plans et des cartes, et des mesures du géomètre. Dès lors, on peut procéder à la classification du jardin selon sa surface : il devient un carré ou un rectangle qui se situe couramment devant la maison. Le jardin serait un espace délimité grosso modo par des clôtures. Il s’agit là d’une question clé dans mon installation, car elle définirait la correspondance entre l’espace du petit jardin et l’espace insulaire.
Le jardin n’est pas seulement un espace, mais est situé aussi dans l’espace que représente la carte. Il en occupe une portion : il est une portion de l’espace tout en étant lui-même espace. Les espaces, par cette propriété d’emboîtement qui les caractérise2, contiennent et sont contenus par d’autres espaces. Le jardin en tant qu’espace localisé dans un territoire relève surtout du repérage : où je suis, à partir d’où je vais quelque part.
Suivant cette logique, l’espace du petit jardin est une figure géométrique – carré ou rectangle – formée par quatre côtés en angle droit, dont au moins trois correspondraient à la clôture. Le fait de le voir, au contraire, comme le négatif résultant des surfaces adjacentes – des jardins voisins, de la rue et du trottoir et de la maison elle-même –, ne nous apporterait pas davantage d’information quant à sa forme, mais nous servirait d’indice à la supposition que les relations spatiales peuvent s’avérer plus complexes qu’on ne le pense.
En effet, l’espace dans lequel on vit n’est pas l’espace vierge de la géométrie plane. C’est un espace qui se définit, non pas uniquement en fonction de sa forme géométrique, mais aussi en fonction des relations qu’il établit avec l’espace qui l’entoure, ou pour l’énoncer plus correctement, en fonction des relations de sens que nous construisons entre les différents espaces de notre vie. Pour le cas qui nous occupe, le petit jardin privé, la proximité avec le corps de la maison dépasse les seules connotations géométriques et devient proximité symbolique. Le jardin se voit ainsi envahi par les attributs normalement associés à la maison : intérieur, repos (voire inaction), protection. Et en même temps, le jardin, jouant du statut de paradoxe qui le caractérise, ne laisse pas d’évoquer l’extérieur, appelant l’ouverture et le dynamisme de l’action à venir. Ce sont ces derniers aspects par ailleurs qui vont se dégager de sa proximité avec l’espace extérieur de la rue.
Cette localisation du petit jardin dans l’espace géographique qui contient la maison (et même dans un espace géographique spécifique) est fondamentale pour moi. Il y a plusieurs idées qui s’ensuivent. Le petit jardin, fragment de monde, s’érigerait en symbole de l’aspect particulier de nos relations à l’espace géographique. Sa localisation signalerait le point zéro3, le commencement, de notre expérience du monde. Le jardin tout entier deviendrait donc, de manière métaphorique, le point de départ à partir duquel notre géographie vitale s’étend, la mienne notamment. Dans mon projet, il ne faut donc pas comprendre le jardin en tant que structure jardinière, d’après sa composition végétale ou ses qualités esthétiques ; il est présent fondamentalement en raison de sa situation spatiale, comme portion jointe à la maison, comme frontière paradoxale entre l’intérieur et l’extérieur.
L’espace du petit jardin de maison se révèle en toute sa complexité : c’est une frontière, un espace de passage, mais c’est aussi un espace où l’on peut rester, voire que l’on peut parcourir (dans les limites relativement petites de sa taille, bien entendu). On peut y passer du temps, qui n’est pas seulement consacré à son entretien ou à planter de nouvelles espèces, mais aussi à y rester tout simplement sans un but précis, à guise de simple loisir contemplatif ; bref des occupations souvent propices à la rêverie.
L’idée du petit jardin comme un point, point zéro, nous rappelle qu’il est également un lieu précis, un point que l’on peut signaler avec le doigt sur la carte. C’est en fait la première définition donnée par le Petit Robert :
point : 1175 « endroit, moment » ; lat. punctum « piqûre » A. Portion de l’espace déterminée avec précision. 1. Endroit, lieu4
Avec le jardin envisagé comme un lieu dans le sens d’un point dans l’espace, on reste encore dans une compréhension géométrique de l’espace. Sur cela, Yi-Fu Tuan nous dit : « si nous pensons l’espace comme quelque chose qui permet le mouvement, alors le lieu devient une pause ; chaque pause fait du mouvement dans l’espace un lieu »5. Là à nouveau, il nous serait possible de dégager de contenus symboliques de l’approche géométrique. Le petit jardin pourrait être vu, d’après cette idée, comme une pause avant (ou pendant) notre relation avec le monde : il serait une pause dans le mouvement vers l’extérieur.
Cependant, que ce soit pause, portion ou point dans l’espace, cette définition de lieu (retenue par la plupart des dictionnaires) ne trahit pas son héritage de l’esprit mathématique qui connut son essor notamment à partir du xvie et qui s’étendit jusqu‘au xviiie siècle. Durant cette période, l’application des mathématiques pour comprendre la nature était de rigueur. Le calcul de distances et le mouvement des corps étaient d’un grand intérêt. On s’occupait, entre autres, des grandes distances qui séparent les planètes, des étoiles éloignées et de leur mouvement dans l’univers, de notre position comme planète par rapport au reste de l’univers ; ce furent les travaux de Copernic et de Galilée surtout. Cette grande préoccupation pour l’étendue se traduit pour un souci moindre à l’égard de la notion de lieu, défini de cette sorte en n’étant qu’un point. Le véritable centre d’attention fut monopolisé par l’espace où ces points, ces lieux, étaient mis en relation mathématiquement. Le lieu resta important donc en raison des correspondances qu’il pouvait établir avec d’autres points dans l’espace. Et Descartes affirmera : « (…) si nous disons qu’une chose est en tel lieu, nous entendons seulement qu’elle est située de telle façon à l’égard de quelques autres choses (…) »6.
Le corollaire fut, selon précise Tacita Dean, le triomphe de l’espace sur le lieu, car le concept d’espace fut perçu comme plus efficace pour développer la réflexion sur l’infini et l’étendue, et que des considérations subjectives tel que le sentiment d’attachement à un lieu – si importantes pour faire d’un lieu ce qu’il est – ne s’estimèrent pas pertinentes à l’égard de cette analyse en question7. On assiste de la sorte au déclin de la notion de lieu, ou plutôt à l’émergence d’un concept de « lieu diminué »8.
L’esprit rationaliste peut nous sembler insuffisant pour discerner les complexes subtilités du concept de lieu, notamment si l’on tient compte de notre expérience subjective (y a-t-il une autre ?) des lieux. Malgré son discrédit historique, nous sommes témoins que la notion de lieu demeure centrale dans la vie des êtres humains. Si le lieu était uniquement un point situé dans l’espace, où seraient passées ses « qualités secondaires » telles que la couleur, la température ou la texture ? Comment les réinterpréter en termes de distances calculables ?9 Sans parler des significations individuelles qui sont, pour leur part, de l’ordre de l’immatériel.
C’est sous cet angle que la réflexion menée par Yi-Fu Tuan sur le concept de lieu va un peu plus loin. Il précise alors : « ce qui au départ est un espace quelconque devient un lieu dès que nous le connaissons mieux et que nous lui accordons une valeur »10. Connaître un lieu de manière intime est par ailleurs un processus qui demande un certain temps de relation, durant lequel des événements et des histoires personnelles, matière des souvenirs, auront lieu.
Yi-Fu Tuan explique l’apparition du sentiment d’appartenance au lieu comme conséquence d’un comportement typiquement humain qui est celui de s’occuper de ses pairs malades ou blessés. Un groupe humain nomade (de premières sociétés humaines), à différence des babouins par exemple, n’abandonnerait pas un membre en situation de handicap, mais s’arrêterait pour le soigner. C’est commun pour tous les animaux de s’arrêter dans un lieu qui peut satisfaire à leurs besoins biologiques (nourriture, eau, repos, procréation), mais c’est spécifique à l’humain de le faire en plus pour apporter du soin à ceux qui sont en difficulté. En agissant ainsi, les humains créent des liens avec le territoire. Des sentiments d’attachement renforcés envers le lieu en question apparaissent, et le lieu devient un centre de valeurs. Selon Yi-Fu Tuan, l’expérience qui surgit de la relation du malade avec l’espace où l’on a pris soin de lui serait en partie à l’origine de l’affection durable que l’on ressent encore aujourd’hui pour la maison11.
C’est valable surtout pour les lieux intimes, lieux de protection, tels que la maison. On s’y sent protégé comme dans un refuge où l’on peut se remettre de ses blessures et où l’on peut être soigné par ses proches. N’est-il pas notre maison au bout du compte où l’on se récupère de dures épreuves, où l’on se repose après d’intenses journées de travail ?
Ces propriétés de la maison influencent, comme j’ai déjà dit, l’espace annexe du jardin et permettent de l’envisager également en tant que lieu, car il s’agit d’un espace également chargé des significations pour les habitants de la maison. Un jardin de maison, cela veut dire qu’il a une maison qui lui appartient (ou à l’inverse) et qu’ils s’accordent l’un l’autre un statut singulier parmi le reste de jardins et de maisons. Avec la maison, il partage les connotations de protection, de confort et d’intimité ; avec le monde au-delà de la clôture, il partage les attributs naturels. Le petit jardin privé, point zéro de notre expérience du monde, point localisé dans l’espace, renvoie sans effort à l’image de la carte, mais d’une carte personnelle sur laquelle se situeraient les différents espaces de notre vie. Ainsi, en fonction des histoires individuelles, cet espace géométrisé gagne en densité symbolique, il acquiert une identité. C’est justement ce qui confère au petit jardin sa condition de lieu.
[...]
Et la mer, toujours la mer
Il est évident qu’ici il ne s’agit pas de la mer comme milieux aqueux, ni comme environnement des poissons. Ce n’est pas non plus la haute mer, l’océan sans la terre. C’est plutôt la perspective inverse, la mer qui se vit depuis la côte, la mer omniprésente, bref la mer de l’île. La mer est mon obsession d’insulaire qui a toujours vécu à quelques centaines de mètres de la côte. La côte, espace partagé avec les autres, se transforme en lieu : cette côte-là où j’ai appris à nager, cette côte-là où ma mère m’amenait lors de mes crises d’asthme d’enfance, espérant que l’air pur de l’océan m’aiderait à récupérer mon souffle…
Pourtant, « le lieu existe à différentes échelles »23. À côté de ce bord de mer avec lequel on noue des liens étroits, personnels et exclusifs, il existe aussi le bord de mer plus grand qui conforme l’île. Ce dernier est lui aussi un lieu, malgré son extension plus considérable, et bien qu’il soit connu seulement de manière fragmentée. Yi-Fu Tuan précise que celle-là est une expérience de type indirect et conceptuel, car nous appréhendons le lieu par le biais de symboles24 verbaux ou numériques. La notion d’île serait, de ce point de vue, une notion apprise et partagée par un groupe humain donné.
Le partage de ce qui signifie un territoire insulaire en particulier ne se réduit pas néanmoins à une notion géographique apprise ; le partage comprend aussi des valeurs culturelles et des événements sociohistoriques liés à l’espace du littoral et à la mer. Aussi, les concepts d’espace et de lieu en relation avec le bord de l’île, comme il y a un moment avec le jardin, ne demeurent-ils pas figés dans le temps, mais sont en reconstruction constante.
Le concept de géographie vitale abordé dans mon projet cherche à véhiculer l’idée que le monde est construit subjectivement, ce qui veut dire que le processus est à la fois individuel et collectif, comme dans le cas de l’espace insulaire. La signification subjective d’un lieu est un mélange entre des significations qui s’inscrivent dans le registre social ou collectif de la vie humaine et des significations proprement individuelles qui se conforment à partir des histoires de vie, sans que parfois il soit possible d’établir une nette séparation entre les deux. Le bord de l’île – bord de mer – apparaît dans le projet comme le bord de l’espace subjectif représenté par le jardin. Il symbolise justement cette zone partagée avec les autres, le caractère à double entente de l’espace (patrimoine commun et personnel en même temps). Avec les images de mer, j’ai cherché à réaliser une espèce d’essai (forcement inachevé) sur la mer dans mon espace de vie ; j’ai voulu montrer ces lieux de mer qui ont conformé mon espace insulaire individuel et partagé.
Dans un premier moment, j’avais eu l’intention de n’utiliser que des images de bord de mer, des paysages marins en somme. Mais en ne faisant que cela, le bord de mer serait resté neutre, anonyme. Je me suis donné l’objectif alors de peupler les images vidéo de bords de mer. Forcément l’espace du bord de mer s’est transformé en lieu. Les images montrent non plus seulement la mer (le paysage, la nature), mais des micro-histoires qui s’y déroulent ou qui s’y sont produites. Il y a la trace de la vie dans un contexte particulier et il y a des gens qui y réalisent des actions et qui interagissent avec l’espace ; bien que la mer comme paysage y demeure encore aussi, car finalement le paysage est produit lui aussi culturellement.
Le projet cherche en plus à exprimer une façon de ressentir l’espace littoral de l’île en relation avec son statut frontalier. La notion moderne de frontière (celle qui émerge avec la création des États-nations) est une convention pour fixer physiquement la séparation entre deux états. Cette notion politique de frontière s’appuie sur la notion de frontière naturelle : « la limite d’un territoire est d’autant plus lisible et facile à contrôler qu’elle repose sur un obstacle physique »25. Dans le cas d’une île, la notion de frontière politique et celle de frontière naturelle se fondent de manière exemplaire, elles sont les mêmes26. Pourtant, en absence de voisins partageant le même territoire, elles ne marqueront pas la séparation avec un autre État. Par conséquent, la frontière insulaire sera ressentie, plus que comme une convention délimitant une nation, comme un phénomène physique qui limite le déplacement terrestre.
Les sentiments que suscite le littoral insulaire peuvent être très contradictoires. La mer serait comme un mur d’eau salé empêchant le déplacement et le contact avec l’extérieur : on est isolé et prisonnier de conjonctures naturelles… Mais aussi la frontière insulaire, comme n’importe quelle frontière, est perméable, et la mer se transforme en l’élément qui permet l’échange avec l’extérieur. Lorsque je souligne cette idée d’une frontière perméable qui fait possible les échanges entre intérieur et extérieur, c’est surtout comme métaphore de ce que j’entends être la relation du sujet avec ce qui l’entoure : des constructions individuelles qui convergent vers un bord où l’appartenance à une culture est partagée.
Quoi qu’il en soit, le bord de mer dans le contexte insulaire reste définitivement très ambigu : l’horizon qui en fait partie peut être pris tantôt comme ouverture, espace illimité ou promesse, tantôt comme chimère inaccessible. De plus, la notion d’espace s’associe généralement à l’étendue incommensurable et aux sentiments de liberté. D’une part, celle-ci est une sensation ressentie en bord de mer, car rien ne coupe le regard vers le lointain ; d’autre part, le volume océanique s’impose et suscite des sensations contradictoires…, en plus du fait de se savoir entouré par l’eau, et la limitation au déplacement qui s’ensuit.
Dans l’histoire récente de mon pays, la signification de la mer comme limite s’est associée notamment à des problématiques migratoires, mais cela ne signifie pas que la question de la frontière insulaire comme limite se réduise à cet unique sens. Par ailleurs, n’étant pas une question mise en avant par le projet, il n’y a pas lieu de s’y étendre davantage dans le présent mémoire. Ce point serait uniquement important en tant que circonstance qui participe à la construction du sens collectif de l’insularité dans le contexte cubain ; donc un sens qui est partagé en bord de mer et qui est latent dans les images où j’ai filmé des bateaux et des barques de pêcheurs, par exemple. Les moyens de locomotion en mer référent toujours, sinon à une traversée de la frontière et à un échange avec l’extérieur – les cargos ou les paquebots –, du moins à un transport qui, en puissance, serait en mesure de faire pareil – les radeaux de fortune des pécheurs – ; bref une échappatoire possible à la « maudite circonstance de l’eau partout »27.
Enfin, mon intérêt pour la question de la limite en relation avec la frontière doit être compris comme l’intérêt pour la question de la limite de la connaissance sur un espace qui est censé se prolonger au-delà l’horizon. Est-ce une connaissance limitée ou est-ce un stimulus à l’imagination et à la connaissance ? Lequel de deux mondes est le vrai monde, celui rêvé dans le jardin ou celui de l’horizon ? La connaissance du monde n’est-elle pas au final une construction de mondes ?
[...]
III. Rêverie & construction de mondes
On parvient ainsi à une frontière que la science de laboratoire interdirait de franchir, mais que nous dépasserons pourtant, en direction d’un monde irréel où une géographie authentique demeure sous-jacente. […] nous entrons, sur les voies de l’imaginaire, dans une géographie de rêve.
– Éric Dardel, L’homme et la terre : nature de la réalité géographique ***
La rêverie dans le jardin comme expérience du monde
Lorsqu’on examine la forme jardin, il est difficile d’effacer de notre esprit les idées qui se sont installées au cours de son évolution historique, notamment celle qui a vu cet espace comme étant le contenant d’autres espaces, du monde, du cosmos. Celle-ci est une idée qui découle à partir de ce que le jardin est et de ce qu’il contient : le fait qu’il soit un espace organisé, magique et sacré autrefois, mais toujours profondément symbolique et représentatif du monde naturel, car il regroupe dans un seul endroit des espèces végétales de partout. La nature du jardin est une nature idéalisée, maîtrisée, qui résumerait peut-être un concept répandu de la nature qui y voit un ensemble internement ordonné malgré son apparence chaotique…
Un peu de tout cela, mélangé dans les croyances doxiques dirait Anne Cauquelin, nous poursuit aussi au cours des rêveries jardinières. Les rêveries dans le jardin appartiendraient au groupe de « rêveries cosmiques », dans le sens que Gaston Bachelard les a envisagées52. Ce sont des rêveries d’expansion, d’immensité et d’illimité au sein du perspect du jardin. Le petit jardin offre aux rêveries cosmiques l’espace pour la contemplation reposée, l’espace du bien-être indispensable à toute rêverie. « Pas de bien-être sans rêverie. Pas de rêverie sans bien-être », assure Bachelard53. Cette sensation de bien-être s’empare du petit jardin, on s’en sera douté, en raison de sa proximité avec la maison. Le rêveur de mondes à l’intérieur du jardin transforme ainsi son chez soi jardinier en univers en expansion ; « l’envers du chez soi de la chambre »54, dit Bachelard, et à nous de renchérir : l’envers du chez soi de la maison.
C’est précisément parce que les rêveries jardinières sont influencées par la pensée cosmique historiquement associée au jardin, qu’on serait en mesure de soupçonner que le sujet conserve une certaine conscience de soi dans le monde lors de ces rêveries. Les plus psychologues auraient tendance à reléguer la rêverie aux phénomènes où l’esprit éveillé nous abandonne, comme pendant le sommeil. Mais la rêverie du jour n’est pas le rêve de la nuit, ne laissons pas que le voisinage étymologique nous confonde. « La nuit (…) nous prenons congé du monde que nous avons créé »55, dit Yi-Fu Tuan. Pour Bachelard, le sujet du rêve nocturne, surtout du rêve profond de la nuit, n’est pas un « sujet », il s’y perd ; on ne pourrait pas « parler d’un cogito valable pour un rêveur de rêve nocturne »56.
La rêverie n’habite donc pas le royaume du sommeil ; la rêverie qui se finit par une sieste n’est pas de la rêverie, c’est de la somnolence. Dans le jardin notamment, la rêverie va se produire, sans aucun doute, pendant un état éveillé de l’esprit et du corps. À moins de regagner la position horizontale de la nuit, comment pourrait-on succomber à l’endormissement devant le spectacle du monde ?
Les psychologues, dans leur ivresse de réalisme, insistent trop sur le caractère d’évasion de nos rêveries. Ils ne reconnaissent pas toujours que la rêverie tisse autour du rêveur, de liens doux, qu’elle est du « liant » (…)57
Lorsqu’elle n’est pas mal rangée avec les rêves nocturnes, la rêverie est assimilée à une fuite du réel. Il est vrai que le rêveur vit sa rêverie dans un temps détendu58, temps de l’oisiveté. Mais que l’attention du rêveur se soit occupée aux prodiges d’une imagination créatrice de mondes ne veut pas dire qu’il ait quitté le monde. En fait, le monde ne lui a jamais été aussi propre : il est en train de créer son monde59.
Un détail du jardin – un caillou, un trou d’araignée, la terre rougeâtre, bien plus cuivrée sous l’effet de la lumière – peut être le déclencheur de la rêverie :
(…) Le détail imaginé est la pointe acérée qui pénètre le rêveur, il suscite en lui une méditation concrète. Son être est à la fois être de l’image et être d’adhésion à l’image qui étonne. L’image nous apporte une illustration de notre étonnement. Les registres sensibles se correspondent. Ils se complètent l’un l’autre. Nous connaissons, dans une rêverie qui rêve sur un simple objet, une polyvalence de notre être rêvant60.
Un simple détail du monde suffit pour que tout d’un coup on ne soit plus dans le même temps que le jardin ; on est ailleurs bien qu’on y reste. Notre être s’ouvre au monde et le monde s’ouvre à nous61, en nous. Les allers-retours sont incessants ; on est pris dans une relation sensible où la beauté du monde reste présente à l’esprit tout en étant déjà partis dans une dimension autre.
On découvre de cette sorte les traits qui unissent la rêverie à l’expérience esthétique. On a construit dans le monde une image qui nous plaît, « qui nous plaît parce que nous venons de la créer, en dehors de toute responsabilité, dans l’absoute liberté de la rêverie »62. Par la sensibilité à la beauté du monde le sujet s’affirme dans la certitude d’être. C’est une prise de conscience sans tension, dans le « cogito facile »63 du temps tranquille propice à la rêverie. Le rêveur conserve ainsi la conscience d’être dans le monde. Il est en liaison indissociable avec son monde, « son cogito n’est pas divisé dans la dialectique du sujet et de l’objet »64.
L’homme de la rêverie et le monde de sa rêverie sont au plus proche, ils se touchent, ils se compénètrent. Ils sont sur le même plan d’être ; s’il faut lier l’être de l’homme à l’être du monde, le cogito de la rêverie s’énoncera ainsi : je rêve le monde, donc le monde existe comme je le rêve65.
Le rêveur voit d’un autre oeil, d’une autre vision66. Le réel du monde se plie à son vouloir imaginatif. Les formes du jardin commencent à se peupler d’un sens qui n’est visible que pour l’esprit du rêveur. L’image créée se fond avec l’image perçue du jardin et conforment la seule image d’une planète en expansion : bois, désert, rivière, rochers, chaleur de la savane et humidité de la jungle. Ainsi, le rêveur s’invente-t-il une nouvelle symbolique du monde.
La rêverie cosmique dans le jardin devient rêverie poétique, une rêverie qui veut s’exprimer67, « rêverie œuvrante, (...) rêverie qui prépare des oeuvres »68. La rêverie, solitaire par définition, est un état d’âme69. C’est pourquoi son accomplissement se finit dans l’acte d’expression ; elle veut se faire oeuvre, partage du monde rêvé.
(…) la rêverie parcourt son véritable destin : elle devient rêverie poétique : tout par elle, en elle, devient beau. Si le rêveur avait « du métier », avec sa rêverie il ferait une oeuvre. Et cette oeuvre serait grandiose puisque le monde rêvé est automatiquement grandiose70.
Dans la logique de ma démarche, si le jardin de maison, fragment du monde, peut contenir le monde dans sa diversité géographique, ce serait comme résultat de l’imagination, d’une rêverie, d’une construction de l’esprit. C’est justement la raison pour laquelle les arrangements jardiniers comptent moins pour mon approche du jardin que sa localisation dans l’espace de vie. Ce ne sont pas tant les espèces plantées qui appellent d’autres lieux au-delà de la clôture, mais la capacité de construction et de symbolisation de la subjectivité humaine, sous la forme d’une rêverie au sein d’un jardin rapproché.
La rêverie dans le jardin est donc l’expérience à l’origine du présent projet. Je pars de l’espace du jardin en tant qu’espace où débute mon expérience du monde et en tant qu’espace où, en même temps, un monde est imaginé, rêvé. Le jardin – vu comme espace de l’intérieur, de la maison – et la rêverie – vue comme moment de la solitude tranquille – se retrouvent conceptuellement. De même pour l’idée d’expansion – expansion de l’être, expansion du monde – qui est commune aussi bien au jardin qu’à la rêverie, surtout si l’on croit Bachelard lorsqu’il dit qu’« imaginer un cosmos c’est le destin le plus naturel de la rêverie »71.
- * Abraham Moles, Elisabeth Rohmer, Psychosociologie de l’espace, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 53.
- 1. Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 2010.
- 2. Anne Cauquelin défine la « logique d’emboîtement » par rapport à l’espace, mais en se référant au fait que l’espace contient en lui le lieu, qui à son tour contient le corps : « (…) le lieu est dans l’espace qui forme boîte autour de lui, et le lieu est autour du corps qu’il emboîte. » Anne Cauquelin, La conjuration du site. In : Daniel Parrochia (dir.) Penser les réseaux, Paris, Champ Vallon, 2001, p. 117.
- 3. Anne Cauquelin parle elle aussi d’un point zéro, mais par rapport au point d’où l’on regarde le jardin. cf. Anne Cauquelin, Petit traité du jardin ordinaire, Paris, Payot et Rivages, 2005, p. 73.
- 4. Le Nouveau Petit Robert de la langue française [CD-ROM], Paris, Le Robert, 2001.
- 5. Yi-Fu Tuan, Espace et lieu : la perspective de l’expérience, Gollion, Infolio, 2006, p. 10.
- 6. René Descartes, Les principes de la philosophie. In : René Descartes, Œuvres philosophiques de René Descartes, Paris, Auguste Desrez (imprimeur-éditeur), 1838, p. 309.
- 7. Tacita Dean, Jeremy Millar, Lieu, Paris, Thames & Hudson, 2005, p. 15.
- 8. Ibid., p. 16.
- 9. Ibid.
- 10. Yi-Fu Tuan, op. cit., p. 10.
- 11. Ibid., p. 139-140.
- 23. Yi-Fu Tuan, op. cit., p. 151.
- 24. Ibid., p. 10.
- 25. Bernard Reitel, Frontière. In : Encyclopédie électronique Hypergéo [en ligne]. Disponible sur : http://www.hypergeo.eu/spip.php?article16 (consulté le 01/01/2014)
- 26. En pratique, il faut faire la distinction avec les frontières maritimes, qui étendraient le territoire encore quelques kilomètres au-delà de la côte.
- 27. « La maldita circunstancia del agua por todas partes », Virgilio Piñera, La isla en peso, Barcelona, Tusquets, 2000, p. 37.
- *** Éric Dardel, L’homme et la terre : nature de la réalité géographique, Paris, CTHS, 1952, p. 5.
- 52. Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, PUF, 2012, p. 148-183.
- 53. Ibid., p. 131.
- 54. Ibid., p. 152.
- 55. Yi-Fu Tuan, op. cit., p. 41.
- 56. Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, p. 127.
- 57. Ibid., p. 14.
- 58. Ibid., p. 4.
- 59. Ibid., p. 8.
- 60. Ibid., p. 132.
- 61. Ibid., p. 148.
- 62. Ibid., p. 130.
- 63. Ibid.
- 64. Ibid., p. 136.
- 65. Ibid.
- 66. Ibid., p. 149.
- 67. Ibid., p. 160.
- 68. Ibid., p. 156.
- 69. Ibid., p. 13.
- 70. Ibid., p. 11.
- 71. Ibid., p. 21.
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